Directrice des rédactions ELLE Décoration, ELLE à Table et Art & Décoration, Danièle Gerkens est aussi aux commandes du podcast Elles s’attablent.
De toute évidence, Danièle Gerkens a un parcours au moins aussi atypique que les personnes qu’elle interviewe dans son podcast. La Belgo-suisse née en Tunisie, qui a vécu 17 ans en République démocratique du Congo (à Kinshasa), entre à la fac en Belgique en 1990. Non pour des études de Journalisme, mais d’Économie. C’est à cette époque qu’elle anime une émission radio nommée Koté Cour (en Belgique, un « kot » est une chambre d’étudiant) dans l’esprit radio libre de l’époque.
L’anecdote prend tout son sens désormais pour celle qui conduit des interviews audio dans un format de conversation en prise unique, qui peut aller de 25 minutes à plus d’une heure selon les invitées. Pour Podmust, Danièle détaille les coulisses du podcast Elles s’attablent (réalisé par l’agence Make Some Noise) partage sa vision du format et son goût pour l’audio.
Comment est venue l’idée de faire Elles s’attablent ?
Danièle Gerkens : La radio est un média que j’adore. J’aime cette idée de la voix. Cela faisait trois ou quatre ans que j’essayais de proposer des podcasts dans les différents titres pour lesquels je travaille. Cela a toujours été complexe avec les éditeurs car la question du budget est essentielle avant le démarrage d’un projet, ce qui nécessite de trouver un annonceur ou un sponsor, auquel il faut d’abord présenter le projet, bref… l’éternelle question de l’œuf ou de la poule.
Et puis le budget est arrivé. Mais il y avait déjà plein de podcasts existants sur la Cuisine, et parler food ou ne faire que des portraits de chef(fe)s, cela pouvait vite tourner en rond. L’idée était donc d’élargir le spectre, et d’essayer de parler de la société à travers la food. Parce que l’alimentation est peut-être la porte d’entrée la plus large. C’est de l’Économie. C’est de l’Environnement. C’est de l’Agriculture. C’est ce que l’on essaie d’injecter dans ELLE à Table, et aussi dans le podcast Elles s’attablent. Une niche qui n’existait pas encore forcément dans les podcasts food francophones. Ce sont des portraits de femmes évidemment puisqu’il s’agit d’une déclinaison du magazine, des femmes que l’on fait passer à table, pas seulement pour la métaphore culinaire mais aussi pour le fait de poser ses tripes et d’expliquer sa vision de la société.
Des portraits comme celui de Stéphanie Le Quellec, qui prend deux étoiles au Michelin pour le restaurant La Scène avant qu’on décide de le fermer, puis qui retrouve deux étoiles en rouvrant un autre restaurant (également appelé La Scène) avant que la pandémie ne lui tombe dessus. Un exemple de résistance et de résilience. Et elle vient d’ouvrir un traiteur, en pleine période de COVID, qui cartonne !
Qu’apporte la Cuisine dans l’apprentissage de la Société ?
D.G. : Prenez Camille Labro, journaliste qui se sert de la Cuisine pour apprendre le monde aux enfants. La Cuisine est un moteur génial. Elle permet de diviser une macro-tâche en micro-tâches, donc de travailler l’organisation, de mettre en place des micro-gestes, de faire du calcul mental… C’est à la fois extrêmement physique et extrêmement conceptuel.
Je rêverais de faire un épisode avec des chasseuses de semence, des responsables d’associations de réinsertion par la Cuisine… Être un bon journaliste aujourd’hui c’est être un sismographe : avoir la capacité de percevoir les signaux faibles. Les choses qui frémissent, que tout le monde ne ressent pas forcément, des détails que l’on peut connecter entre eux pour détecter un grand sujet.
Les gens se partagent entre voyeurs et exhibitionnistes, je suis clairement dans la catégorie exhibitionniste.
Danièle Gerkens
Du coup il y a un certain activisme ou militantisme qui se dégage du podcast, que vous arrivez à faire passer…
D.G. : Oui. Je pense réellement que le monde peut changer à travers la Cuisine. C’est tout le concept de ce podcast et de la volonté de rencontrer des femmes qui font bouger les choses à partir de l’assiette. Exactement comme Julie Chapon, la co-fondatrice de Yuka. Je crois sincèrement et profondément que Yuka est en train de changer et d’améliorer notre monde alimentaire.
D’autant que notre arme la plus puissante est notre carte bleue. La législation c’est une chose, mais l’industrie agro-alimentaire est l’un des lobbies les plus puissants, c’est l’industrie la plus puissante en France et en Europe. Or, avec un temps politique très court et orienté sur la réélection, vous êtes verrouillés et vous ne pouvez pas faire de grandes mesures. Tant que vous n’aurez pas des hommes et femmes politiques qui diront « Voilà, j’ai été élu(e), je ne me représenterai pas, donc je vais faire passer tout ce que je pense qu’il faut faire dans l’industrie alimentaire sans volonté de me faire réélire. » Tant que cette pression n’existera pas, l’agro-industrie et les lobbies auront un pouvoir énorme.
Et donc ce qui nous reste en tant que consommateurs et consommatrices, c’est notre responsabilité individuelle. C’est de se poser la question, en tant qu’individus, à chaque geste de consommation : « Est-ce que j’en ai besoin ? Est-ce que c’est une simple pulsion ? Qu’est-ce que je promeus en faisant ce choix plutôt qu’un autre ? ». Et ELLE, en tant que média, a un rôle à jouer dans la responsabilisation des citoyen(ne)s.
Cela vous guide aussi dans le choix de vos partenariats avec des podcasts ?
D.G. : Effectivement. Nos marques sont très premium. Donc lorsque nous faisons des partenariats, par exemple avec Julie du podcast À Poêle sur ELLE à Table, ou encore Hélène du podcast Où est le beau ? sur ELLE Déco, c’est parce que nous partageons les mêmes valeurs. Et aussi la même exigence de qualité. Une qualité globale : de son, de montage, de thématiques, d’interviewé(e)s et d’intervieweur(se)s. Mais il n’y a aucune volonté de devenir une plateforme de podcasts derrière cela.
D’ailleurs, quand une marque média se lance dans les podcasts, s’adresse-t-elle à ses auditeurs comme elle s’adresse à ses lecteurs ?
D.G. : On ne parle pas comme on écrit. L’écriture, quand elle est imprimée, fait forcément une mise à distance. Et on n’écoute pas non plus comme on lit. Je prépare assez peu mes interviews de podcast, dans le sens où je n’arrive pas avec une liste complète de questions déjà prêtes, seulement quelques-unes autour de thématiques. Mais ensuite c’est très instinctif car j’ai la chance d’avoir une excellente mémoire et donc toujours les infos en tête lors de l’interview. Au moment de l’enregistrement, que je privilégie en face à face (même actuellement, à trois mètres de distance) il y a quelque chose d’impromptu, de non-préparé. J’aime l’idée d’avoir des questions que je n’ai pas envoyées à l’avance, volontairement afin de garder la surprise. Car la surprise produit la fraîcheur, et la fraîcheur s’entend à l’écoute.
Et vos propres goûts en matière de podcasts, quels sont-ils ?
D.G. : J’écoute surtout des podcasts de France Culture et France Info, mais pas tellement de podcasts food, histoire de vraiment déconnecter. J’écoute en voiture en ce moment, ou en cuisinant le soir. Principalement des podcasts de Science, Sur les épaules de Darwin (France Inter), beaucoup La Série Documentaire (France Culture) que je trouve très intéressante, un certain nombre d’épisodes de Nouvelles Écoutes : La Poudre, Intime et Politique, Les Savantes. Et puis aussi Business of Bouffe.
Je ne consomme pas des podcasts quotidiennement, mais quand je le fais, c’est du « binge-hearing ».
Elles s’attablent – un podcast mensuel du magazine ELLE à Table
Crédit photo de couverture : Xavier Imbert